Madame Zo et ses tissages hors normes enfin célébrés à Madagascar
“À l’occasion de l’ouverture de son nouvel espace à Tananarive, la fondation d’Hassanein Hiridjee accueille, jusqu’en février 2024, une vaste exposition consacrée à l’artiste tisserande Madame Zo.
Quand il évoque Madame Zo en public, l’homme d’affaires franco-malgache Hassanein Hiridjee a du mal à contenir son émotion. Et il n’hésite pas à le dire et le redire, c’est cette artiste malgache, devenue son amie, qui lui a ouvert les portes de l’art contemporain et qui « l’a fait grandir personnellement ». Rien d’étonnant alors à ce qu’il ait décidé de lui rendre hommage en lui consacrant la grande exposition inaugurale du nouvel espace de 2 200 m² ouvert par la Fondation H, rue Refotana, dans le quartier d’Ambatomena, à Tananarive. Sous le titre mystérieux « Bientôt je vous tisse tous », l’œuvre de la plasticienne décédée le 13 juillet 2020 occupe, jusqu’en février 2024, les deux étages et la majorité des salles de ce lieu culturel flambant neuf, désormais ouvert sept jours sur sept et gratuit.
Deux commissaires d’exposition ont été invités à présenter une large sélection de 80 œuvres appartenant toutes à la collection du patron d’Axian : la Française Bérénice Saliou (Documents d’artistes, La Réunion) et le Camerounais Bonaventure Soh Bejeng Ndikung (Haus der Kulturen der Welt, Berlin). Malgré sa mort prématurée, à l’âge de 64 ans, Razakaratrimo Zoarinivo, dite Madame Zo, laisse une œuvre vaste, complexe et étrangement peu connue. Si son travail fut signalé dans un numéro de la Revue noire consacré à Madagascar, en 1997, et même présenté à la Biennale de Dakar en 2000, il demeure aujourd’hui encore en grande partie ignoré par le monde de l’art contemporain. Une situation que cette exposition monographique devrait contribuer à corriger.
Cartographe, tisserande, artiste plasticienne
Née en 1956 à Madagascar, Madame Zo a d’abord été dessinatrice et cartographe, avant d’abandonner ce métier pour se former au tissage et à la teinture au Centre national de l’artisanat malagasy (Cenam), au milieu des années 1980. Elle a donc une trentaine d’années quand une nouvelle vie s’offre à elle. En 1987, elle installe à son domicile de Tananarive un atelier de tissage artisanal. En 1990, elle crée l’entreprise Les Tisserandes, suivies dix ans plus tard du Label « Zo Artiss », avec son fils Misa Ratrimoharinivo.
Comme l’écrit la commissaire Bérénice Saliou : « Elle produit des créations textiles, portant en germe tous les éléments fondateurs de ce qui deviendra plus tard son œuvre plastique. Dans la boutique showroom de Tsiazotafo, on peut alors acquérir des robes insérant des sacs plastique ou de la cannelle dans les fibres du lin, des sacs à main en sisal, coton, laine et tôle galvanisée, des chapeaux en raphia et grillage, des coussins ou des lampes encapsulant des piments, clous de girofle, cacahuètes, gazon ou grains de café et des œuvres de petit format tissant déjà la pellicule cinématographique et la bande magnétique, des objets du quotidien tels que des pailles, écouteurs, stylos, télécartes et bougies, ainsi que des éléments naturels comme des gousses de haricots ou des pattes de criquets. »
À l’époque, Madame Zo bénéficie d’une petite notoriété locale qui attire collectionneurs, touristes et expatriés. Malgré ce succès, elle décide en 2004 de fermer sa boutique et d’installer son atelier dans le quartier d’Ampasapito. Elle va désormais se consacrer à la création d’œuvres grand format, abstraites, réalisées à l’aide d’un métier à tisser hors normes, qu’elle a conçu elle-même. Paradoxalement, c’est en reliant, en nouant, en assemblant les choses – fussent-elles de natures opposées – que Madame Zo les libère, se libère et nous libère.
Dans son texte de présentation, Bonaventure Soh Bejeng Ndikung écrit : « Délibérer sur l’œuvre de Madame Zo, c’est interagir avec l’art et avec une artiste libérée. Libérée des contraintes de la matérialité : d’où sa capacité à tisser avec du cuivre et du bois, avec du pain et de l’herbe, avec tout ce qui croisait son chemin. Libérée des contraintes du sujet : d’où sa capacité à aborder avec son œuvre des questions diverses : nature, totems, textes, physique, médecine, histoire de l’art, cinéma, écoute, narration, astrophysique, spiritualité, politique, quête de soi, culture, et bien d’autres encore, sans même apposer d’étiquette ni de slogans à ces thèmes. »
Abstraction poétique
Comment présenter les œuvres de Madame Zo ? À leur manière, elles fuient toute définition, n’étant ni tentures ni peintures ni tapisseries ni sculptures… « Toiles tissées » pourrait convenir, ou plus simplement « tissages ». Quoi qu’il en soit, ses œuvres sont pour la plupart de grande taille, souvent de format carré ou rectangulaire, en général abstraites, parfois titrées, parfois non. Les commissaires en ont sélectionné 80, réparties dans les cinq salles lumineuses de la fondation H dans l’ordre suivant : Paysages, Réflexions, Passages, Trou noir et Cinétiss, Oraliture.
Les titres se suivent, créant une litanie poétique : La Forêt, Le Tsingy, Le Tapis de bois, Alignement, Nuage de fer, Le Départ, La Lumière, Rayons de soleil, Perdu dans la mer… Parfois vient l’envie de s’approcher pour savoir de quels morceaux de monde sont composés ces grands tissages. Parfois demeure le simple désir de rester à distance pour se laisser happer par la seule composition, toujours équilibrée, toujours réalisée avec soin.
Dimension autobiographique
Certaines œuvres plus que d’autres ont une résonnance autobiographique. Ainsi en est-il de Mon métier, composée de scies à métaux, de bandes magnétiques et de fil gris. « Madame Zo parlait peu, écrit encore Bérénice Saliou. Mais ses œuvres tranchaient. Et ce n’est pas un hasard si le tissage de dimension autobiographique intitulé Mon métier est composé de scies à métaux. Si “la sorcière incarne la femme affranchie de toutes les dominations, de toutes les limitations ; un idéal vers lequel tendre et qui montre la voie”, alors Madame Zo était une sorcière. »
Pour l’artiste, la tradition féminine séculaire du tissage était un enfermement avec lequel il fallait rompre, une prison dont elle rêvait de s’évader. Selon Sarah Fee, conservatrice principale du Royal Ontario Museum, citée par Bérénice Saliou : « C’était sa volonté de rompre avec tout. En tant que femme, elle était incroyablement forte. Elle voulait suivre sa vision, être vraie et authentique, quoi que cela puisse lui coûter, et je pense que cela lui a beaucoup coûté. Elle a énormément sacrifié. […] Elle répétait sans cesse qu’elle avait rompu, rompu avec tout ce que les gens attendent du tissage, car c’était ce qu’elle devait faire. Elle parlait du tissage comme d’une prison, à cause des angles droits. Elle disait qu’elle devait casser le tissage et les attentes que l’on projetait sur les tisseuses. C’était sa mission de briser toutes ces conventions. »
Il faut savoir qu’à Madagascar, le lamba – pièce de tissu de forme carrée ou rectangulaire, pièce emblématique du costume traditionnel – accompagnait autrefois toute la vie des Malgaches, de la naissance à la mort. « C’était quelqu’un de courageux, d’audacieux, qui a suivi sa vision, ses croyances, parfois envers et contre tout, dans une société pas toujours à même de la comprendre », soulignent encore les commissaires. C’était « une femme absolument libre et ses œuvres en témoignaient. »
Les couleurs du silence
Alors que des artistes africains de la même génération, comme le Malien Abdoulaye Konaté (né en 1953) ou le Ghanéen El Anatsui (né en 1944), bénéficient depuis quelques années d’une reconnaissance internationale tout en travaillant dans des domaines proches, Madame Zo n’a pas reçu la même attention médiatique – même si elle a pu parcourir le monde (Biennale internationale du Design de Saint-Étienne, Fashion Week de Paris), recevoir le prix Paritana en 2020 et vendre certaines créations au Smithsonian National Museum of African Art de Washington (États-Unis).
À de nombreux titres, tout du moins avant cette exposition, le cri artistique de Madame Zo n’a pas été entendu. Peut être parce qu’elle tissait les couleurs du silence ? Nombre de ses œuvres enferment en effet la parole, au sens large du terme. L’artiste malgache a tissé des bandes magnétiques (La Jetée de feu, Le Témoin muet), des journaux (Silence 2), des pellicules de film (Cinétiss) et très souvent ce fil de cuivre associé aux technologies de la communication (Le Début d’une histoire). « Silence martèle un long rideau dense et compact fait de bandes magnétiques, écrit Saliou. Tais-toi et dors assène le titre d’une petite œuvre capturant en son sein des composants de radios et d’ordinateurs. »
Textes codés
Les créations textiles de Madame Zo sont des textes codés – des archives ? Des palimpsestes ? – qu’il nous appartient de déchiffrer. Ou plus sûrement des invitations à regarder au-delà de la matière visible, au-delà du matériau transformé. Dans un grand nombre de ses tissages, l’artiste utilise des matériaux naturels comme le bois flotté, le sisal, le mica, le cocon de soie, les herbes médicinales… Peut-être y a-t-il là une piste à suivre : et si Madame Zo avait voulu nous montrer à quel point nos existences sont liées à toutes les particules qui composent notre monde ?
« En 2012, elle entreprend un voyage de deux mois en camionnette le long de la RN7. Ainsi, d’Antananarivo à Antsirabe, elle tisse le fruit de ses rencontres : poireaux, pains, couverts trouvés au marché, aussitôt achetés, aussitôt transformés et exposés grâce à d’ingénieux dispositifs de monstration modulables qu’elle installe dans la rue, sur les marchés… raconte Saliou. Elle se déplace ainsi au plus près des gens avec qui elle engage une conversation, un échange portant souvent sur le statut de l’art. » Cette performance éclaire sans nul doute sa démarche, et la phrase « Bientôt je vous tisse tous » qu’elle écrivit dans sa dernière lettre. La fonction de l’art n’est-elle pas, au bout du compte, de réunir ?”
*Publié par le site web jeuneafrique.com, le 2 juin 2023